• The french connection

    Pendant plus de quinze ans, Marseille a inondé le monde de drogue chimique, sans que la police s'en émeuve.

    A lors que la pègre marseillaise entre, dès les années 50, dans la mondialisation des échanges, via le trafic de drogue, la police de la cité phocéenne en est encore au bon vieux temps du gangstérisme à la papa. Elle traque les auteurs de hold-up, les maquereaux à chaussures bicolores, les escrocs à la petite semaine ou les trafiquants de cigarettes qu'elle essaie de retourner pour en faire des indics. François Missen l'assure : « Marseille a une responsabilité énorme dans le développement de la toxicomanie mondiale. C'est ici que la drogue chimique est née et, pendant quinze ou vingt ans, la police marseillaise, comme la police française, ne s'en est pas occupée. »

    A sa décharge, la police marseillaise a fort à faire au début des années 60. Quand les soldats perdus de l'OAS attaquent un fourgon blindé transportant des fonds sur la route de l'aéroport de Marignane, ils y vont au... bazooka. Les partisans de l'Algérie française prennent aussi d'assaut le train des Alpes comme dans un film de western. Quant aux « trafiquants de blondes », qui importent illégalement de Tanger des cigarettes américaines à Marseille, ils se livrent une guerre sans merci. L'une de ces batailles durera dix-huit ans, à la suite de l'abordage en pleine mer du cargo « Combinatie » par des contrebandiers rivaux. Ceux-ci, à bord de l'« Esme », ont dérobé ses 2 700 caisses de cigarettes blondes - une cargaison assurée pour 33 millions de ces francs d'avant Pinay. Et elle fera 17 morts, entre 1952 et 1970, dont le Corse Antoine Paolini, dit « Planche », et l'Américain Eliott Forrest. Jean-Ange Colonna, à l'époque maire de Pila-Canale, en Corse, laissera ses deux jambes dans un attentat pour avoir voulu faire le juge de paix entre les deux hommes.

    Les limiers de l'Evêché (siège de la police phocéenne) sont donc sur les dents. D'autant que la dissolution du SAC de Charles Pasqua, alors agent commercial chez Ricard à Marseille, laisse désoeuvrés de jolis voyous. Et il y a les autres, tous les autres... Entre le 5 mai et le 5 août 1961, la bande des Caisses d'épargne, menée par « Jo le Toréador », secondé par Sauveur le Tunisien, Vincent l'Italien, Toine du Panier et Banane, a commis six hold-up, pour un butin estimé à plus de 10 millions de francs. Alors, que Marseille soit devenue l'« usine du monde » pour transformer en héroïne la morphine base venue des quatre coins de la planète, que le chimiste Jo Césari soit le seul à produire une poudre pure à 98 %, ou que le patron de la pègre marseillaise, Antoine Guérini, soit lié aux grands Meyer Lansky ou Lucky Luciano - ses homologues de New York -, Auguste Ricord au Brésil ou Salvatore Greco en Sicile, « les flics ne le savent pas ou s'en foutent », reprend François Missen. Car cette poudre blanche élaborée à Marseille repart vers les Amériques et n'est pas encore vendue en France. « Marseille était la porte de l'Orient et on connaissait l'opium, venu d'Indochine. Mais à l'époque, personne, moi pas plus qu'un autre, ne savait ce qu'était l'héroïne, et encore moins qu'elle était fabriquée ici. »

    Les lecteurs des gazettes se délectent de faits divers bien plus croustillants. Si, en 1961, Paris Match fait sa une sur Brigitte Bardot, évoque la 4 L de Renault qui va succéder à la 4 CV, ou l'édification du mur de Berlin, le magazine consacre aussi plusieurs numéros à un reportage qui passionne bien davantage les lecteurs marseillais. Le propriétaire de la bijouterie Van Malle a été tué lors de l'attaque de son magasin rue de la Coutellerie, mais les malfaiteurs, pris en chasse par la police, ont emprunté en voiture l'autoroute nord à contresens et provoqué un accident. Certains gangsters sont morts, d'autres ont réussi à s'enfuir. « Ce n'est que le début d'un feuilleton qui va tenir en haleine le public marseillais », se souvient François Missen. Car un complice présumé, François Arancio, est ensuite arrêté et condamné à la réclusion à perpétuité. Or l'aumônier de la prison, l'abbé Limozin, relate qu'il a reçu en confession un témoin innocentant Arancio. Mais refuse de lever le secret de la confession. La mère d'Arancio supplie l'abbé d'innocenter son rejeton. Ce dernier déclame devant la presse : « Dans le tiroir de ce bureau, j'ai la preuve qui innocente votre fils. » « L'abbé Limozin prisonnier de son confessionnal », titre Paris Match .

    Dans un registre plus léger, les lecteurs des journaux s'amusent d'apprendre que les sujets du baccalauréat ont « fuité » et qu'un réseau de fourmis les vend aux fils de bonne famille qui n'ont qu'une confiance modérée dans leurs capacités. « Les échanges se faisaient au bar Pierre, en face de la préfecture de Marseille », sourit encore François Missen.

    Enfin, les lecteurs s'esclaffent franchement aux exploits du « gang de la pétanque ». Le scénario est toujours le même. Et il a vaincu la méfiance d'une vingtaine de gros commerçants, devenus de jolis pigeons. « Je me souviens surtout de l'ébéniste Massimelli, reprend François Missen. Celui-ci est contacté, soi-disant pour refaire l'ensemble de la villa de Brigitte Bardot, La Madrague. Rendez-vous est pris au Majestic de Cannes. Là, l'ébéniste doit attendre que le donneur d'ordres ait achevé sa partie de boules. Une partie bien sûr "intéressée", comme cela se pratiquait souvent alors. Il perd contre ses adversaires - qui s'avéreront être ses barons, comme on dit dans le milieu, c'est-à-dire ses complices - et il laisse sur le tapis de grosses liasses de billets. » La ficelle est grosse mais l'ébéniste va pourtant tomber dans le panneau et accepter de participer à la partie. Où vient d'entrer aussi Emile Agaccio, « le meilleur bouliste qu'on ait jamais vu, surtout quand il jouait avec des boules "farcies" » (NDLR : des boules truquées, qui permettent au tricheur de mieux contrôler leurs trajectoires).

    Un fait divers, dans ces années-là, émeut la France entière et de nombreux correspondants de journaux étrangers. Le 1er septembre 1969, Gabrielle Russier, professeur de lettres du lycée Nord de Marseille, mère de deux enfants mais divorcée, qui avait, à 32 ans, entretenu une relation avec un de ses élèves de 17 ans, se suicide. Non seulement elle avait effectué de longs mois de détention préventive, non seulement elle avait été condamnée pour « détournement de mineur », mais le parquet avait fait appel a minima. Alors que Georges Pompidou, tout juste élu, aurait pu la gracier. Le nouveau président de la République a seulement commenté la nouvelle de ce suicide (qui a inspiré le film de Cayatte « Mourir d'aimer ») d'un vers d'Eluard : « Comprenne qui voudra. » Un joli vers, dont l'emploi laisse pourtant songeur : Eluard évoquait ces Françaises qui avaient eu des relations amoureuses avec des soldats allemands pendant la guerre et avaient été tondues à la Libération. Tout un symbole de la France pompidolienne.

    « En recherchant les codétenues avec qui Gabrielle Russier avait correspondu, j'ai retrouvé des femmes que j'avais connues dans la bonne société marseillaise et qui étaient tombées dans la prostitution du fait de l'héroïne, reprend François Missen. C'est seulement à ce moment-là que le grand public a pris conscience de ce fléau. » D'autant que l'on découvre, à peu près en même temps, la première mort par overdose en France, celle d'une jeune femme décédée au cours d'une nuit de bringue, près d'un casino de la Côte d'Azur. « Depuis 1960 et l'arrestation à New York de l'animateur de télévision Jacques Angelvin, dans une voiture pleine de drogue, les flics américains savaient que l'héro était produite à Marseille. Mais il a fallu ces drames pour que la police française se mette à bouger. Le commissaire Maurice Huc, grand flic français, avait fait un rapport alarmant sur les fabricants de drogues dures. Mais sa hiérarchie lui avait fait comprendre de laisser tomber. Nixon a fini par souffler dans les bronches de Pompidou en 1971. Par l'intermédiaire du consul américain à Marseille, Philipp Chatburn, John Cusack, qui était le patron de l'agence américaine de lutte antidrogue pour l'Europe, m'a donné une interview dans laquelle il menaçait de révéler les noms de responsables français qui auraient eu intérêt à ce que la fabrication de drogue continue... », ajoute François Missen. La police française se met alors à collaborer avec les Américains. Deux flics de Paris, François Le Moual et Marcel Morin, ainsi qu'une dizaine d'inspecteurs sont affectés à ce dossier - signe de la piètre estime que l'Intérieur porte alors à la police marseillaise ! En 1972, le chalutier « Caprice des temps » est arraisonné au large de Marseille et 425 kilos d'héroïne sont saisis. La French Connection est démantelée. Mais le pli est pris et, dorénavant, la vraie pègre marseillaise aura, jusqu'à aujourd'hui, sinon des ramifications, au moins des correspondants dans le monde entier

    Grand témoin

    François Missen, né à Oran en 1933, arrivé à Marseille en 1961, journaliste au « Provençal ». Prix Albert-Londres 1974 pour sa couverture de la guerre d'Irlande, et colauréat du prix Pulitzer la même année, avec la rédaction du magazine américain « Newsday », pour ses reportages sur la French Connection. Il est le seul journaliste français à avoir obtenu ces deux distinctions. Son dernier reportage sur la French Connection doit être diffusé cet hiver par Canal +.


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